Intérieur nuit
Carnet de bord de l'Expédition Bleue
Mis en ligne le 5 septembre 2022
Écrit par Kateri Lemmens
À bord de l’impressionnant voilier Ecomaris, un équipage diversifié, mené par 7 femmes, dont certains issus de la communauté LGBTQ2+ et leurs acolytes participeront au projet qui parcourra le golfe du Saint-Laurent et ses rivages pendant près de trois semaines pour étudier et documenter la pollution plastique et témoigner des changements climatiques.
Durant le périple de 20 jours au coeur du golfe du Saint-Laurent, nous publierons une panoplie de carnets de bord, microrécits et cartes postales, le tout produit par l'équipe à bord du voilier.
Bienvenue à bord!
Intérieur nuit
On tourne en rond dans le carré. Personne n’arrive à commencer, à se retourner assez fort en soi pour que ça s’ouvre. L’écriture-oursin. On se noie dans le dépaysement. La socialisation à toute allure. Des noms, des voix, des visages, des histoires qui se frôlent. Le corps apprend le manque d’espace, la houle, les rituels. En un rien de temps, il faut maîtriser les codes de la vie sur le voilier, le lexique, trier les gestes.
Pour créer, il faut se mettre en danger n’aura jamais été aussi vrai.
Navigation nocturne. On tangue. Les corps glissés dans le roulis, la vitesse, le bruit. Le sommeil altéré. Les vies derrière soi. On étire nos fils d’Ariane. Une conversation brève pour raconter tout ce qui arrive. Le scintillement irrésistible des mots d’amour. Comme une grande patience.
Au petit matin, l’émotion du large, les premières observations, un vol de nageoires dorsales de marsouins à la surface des eaux noires de l’estuaire. L’Ecomaris déclare ses observations de cétacés et mammifères marins au GREMM.
Comme la chimiste plonge ses instruments dans l’eau glaciale de la Baie de Sept-Îles, on ne sait pas encore ce qu’on va rencontrer en écrivant. Par moments, l’émerveillement éblouit comme un soleil à harnacher. Il faut laisser se déposer les images, les instants. Dans l’obscur, les mots pourront remonter à la surface comme le feront les planctons bioluminescents au contact du navire. Il faut être là pour traquer les apparitions. Établir un protocole, un processus, un modus operandi.
On cherche le chemin du carnet de bord. On se demande carnet de bord ou carnet tout court ? Va pour carnet de bord, un carnet de mer, de navigation. Des fragments peut-être ? Parce que tout doit aller vite et qu’on manque de temps. On sent monter la frustration des piétinements. On se voudrait machines à écrire.
À la Station de recherche des Îles Mingan, on essaie de se concentrer en écoutant Richard Sears. Dans le centre d’interprétation, ça continue de tanguer. On découvre le mal de terre. La version à durée indéfinie de l’inadaptation à la mer après la mer. Et ça dure combien de temps ? Je connais une fille, ça lui a pris autant de temps que son séjour en mer. Deux semaines.
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On découvre le mal de terre. La version à durée indéfinie de l’inadaptation à la mer après la mer. Et ça dure combien de temps ? Je connais une fille, ça lui a pris autant de temps que son séjour en mer. Deux semaines.
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De retour sur l’Ecomaris, on reprend le travail, on veut écrire, forcer l’éclosion. Quand soudain, ça émerge malgré la fatigue. Pourquoi pas un carnet collectif unifié par une écriture au on, au nous. On va effacer les individualités, les sujets, les je. On jette nos hantises de départ les unes contre les autres, on commence à écrire vraiment ensemble. On se lit nos trucs, quand en nous toutes, brassées par le roulis, monte le mal de mer. On pâlit. Migraine. Nausées. Vertiges. L’une après l’autre, on sent qu’il faut quitter le fond du navire. On sort écrire dehors, au grand soleil, sur le pont de bois. On se lit des recueils de poésie de Marie-Andrée Gill, de Kristina Gauthier-Landry. On pense à Noémie Pomerleau-Cloutier qu’on a lue, bouleversée, sur Instagram ce matin. Gravol. Craquelins. Horizon. L’équipage nous aide à traverser cette mauvaise passe. Petit-à-petit, le malaise s’estompe. Intérieur nuit, après le souper.
À plusieurs, on insère nos pièces les unes dans les autres.
On lit et relit à voix haute. Ça marche. C’est vivant. On tient notre erre d’aller. Un ton. Des marqueurs. Une fissure d’encre et de caractères contre la page blanche. Un exosquelette pour toutes nos voix, toutes nos couleurs.