

Carnet de bord 05
Insulaires et multisensorielles
L'Île aux Pommes
48°06'23.8"N 69°19'19.7"W
Mis en ligne le 16 juillet 2025
Texte par Tina Laphengphratheng, Camille Deslauriers, Rose Gagnon-Yelle, Marina de Seta, Kateri Lemmens
L’Expédition Bleue revient pour un troisième et dernier chapitre dans le Saint-Laurent. L’équipe fait les choses en grand avec sa flottille composée des voiliers Vanamo et Bleuet et son équipe interdisciplinaire composée à 75% de femmes. Les volets scientifique, littéraire et documentaire sont de retour et s’enrichissent du regard de chercheuses en écotoxicologie marine, en communication, en éthique et en archéologie.
Les deux voiliers voyageront pendant 18 jours dans les îles de l’estuaire du Saint-Laurent, de l’eau douce de l’Île d’Orléans à l’eau salée de l’Île Saint-Barnabé. Suivez leur mission de recherche en direct à travers les carnets de bord, les cartes postales poétiques et les réflexions qui paraitront en ligne au fil de l’expédition.
Bienvenue à bord!

Insulaires et multisensorielles
Le matin, on se dirige sur l’île aux Pommes. On ne distingue pas encore les espèces d’oiseaux, mais déjà, on remarque une grande variété de tailles. On répète ce qu’on sait faire de mieux : on écoute, on nettoie les berges. Dans l'après-midi, on écrit suivant les consignes de l’atelier que Karine Légeron - l’une des deux écrivain.e.s invité.e.s de l’Expédition Bleue sur l’Île aux Pommes - nous propose.
Après quelques minutes seulement, déjà, il pleut et nos mots sont de plus en plus timides sur les pages mouillées de notre carnet. Le froid colle à nos peaux, s’immisce sous nos vêtements superposés en pelures d’oignon, sous l’imperméable, la doudoune, la laine, le chandail arborant les couleurs de l’expédition, jusqu’aux os. Malgré notre armure, parmi les nids d’eiders et de mouettes tridactyles de l’île aux Pommes, on a la vive sensation que l’eau nous avale.
Et on ne peut s’empêcher de penser à tous ces mots qui n’existent pas pour aborder ce qui se passe, en dedans. On parle de proprioception et d’intéroception – des maux de cœur; du cœur qui s’emballe, qui martèle; des petites morts; de l’intuition au creux du ventre; du mal de mer et du mal de terre; du nœud dans la gorge et du ventre qui grogne. On parle d’un lexique qui nommerait nos sensations autrement que par métaphores ou personnifications. Devant les mots qui manquent, on se retrouve égarées dans notre propre cour.
De retour sur le catamaran, Chloé nous apprend que l’humain ne posséderait pas de récepteurs sensoriels pour ressentir l’humidité. C’est plutôt la chute de température interne, les frissons qu’elle engendre ou l’éclatement des gouttes sur la peau que nous ressentons. On pense à toutes ces fois où on a cru sentir l’eau sur nous et que nos sens nous ont trompées.
Devant l’immensité des paysages maritimes qui nous traversent, on réalise qu’il y aura toujours la poésie pour évoquer ce qui ne s’exprime pas et que, peu importe d’où elle vient, l’eau, elle se saisit de l’intérieur.




L’île aux Pommes existe d’abord par le clapotis des vagues sur le zodiac qui s’approche du quai. Suivent des milliers de cris plus aigus les uns que les autres. Sifflements, vocalises, piaillements, babil, railleries, pépiements. On est éblouies. On n’avait jamais entendu autant d’oiseaux, avant de naviguer entre les îles de l’estuaire du Saint-Laurent pendant l’Expédition Bleue.
On monte l’escalier centenaire qui mène au chalet de la famille Déry. C’est un défi : il est à pic. Une fois arrivées au sommet, on s’arrête pour écouter. Écouter vraiment. On ferme les yeux. On se questionne. Le chant des oiseaux est-il considéré comme de la musique ? On imagine la partition à mille et une voix. On essaie de discerner dans quelle tonalité chante le chœur, qui en est le maestro. On isole quelques notes précises, on tente de calculer les intervalles entre les sons. Il y en a trop. On abdique. On aimerait tellement ça, avoir l’oreille absolue.
On découvre que certaines d’entre nous ont de véritables talents d'imitatrices.
«
On lit quelque part que, comme les humains, les êtres ailés ont des accents régionaux.
La nature nous épatera toujours.
»
»
En deux clics sur le cellulaire, on consulte le Registre de la Réserve nationale de faune des îles de l’estuaire. On navigue de site en site. On lit quelque part que, comme les humains, les êtres ailés ont des accents régionaux.
La nature nous épatera toujours.
Lors de la conférence donnée par M. Déry, on s’enthousiasme : une colonie de trois mille cinq cents femelles eiders nichent maintenant ici. Trente ans auparavant, avant qu’il n’ait le privilège d’être le propriétaire de l’île et qu’il décide de faire d’elle « un milieu naturel où ça sent la rose », elle était envahie par les cormorans et les goélands – et entièrement tapissée de guano. Aujourd’hui, elle héberge 135 espèces d’oiseaux. « La biodiversité, c’est la vie. L’île aux Pommes est devenue une réserve naturelle en milieu privé. » Malgré tout, moins de 5% des canetons d’eiders survivent à la gloutonnerie des goélands marins.
On s’attriste.
Pourtant, on sait. L’instinct de survie, la chaîne alimentaire, l’équilibre des écosystèmes. Mais, depuis qu’on les a entendues, ces statistiques tournoient dans nos têtes comme les mouettes dans le film d’Hitchcock.
Camille Deslauriers




Gaston regarde l’océan
sait que c’est un fleuve
et l’appelle la mer
les yeux fermés il reconnaîtrait
la couleur de son île
son île à lui, désormais à ses enfants, notre île à toustes
elle a besoin qu’on la voie
la science comme bouclier
l’attention créatrice
qui s’éternise et éternise
c’est quelque chose de simple
une histoire
mononcle Gaudreault grand-père Dery
goélands cormorans bourrasques
l’évidence d’une mission et une odeur de rose en guise de promesse
aménager le sauvage pour qu’il s’enracine
se libère
un bruant chanteur pinson égosillé
ameute ses amis
et l’eider philopatriote
lui aussi héritier d’un amour insulaire
une halte luxueuse pour les cravants les ardoisés les parulines
Gaston de son vivant décide perpétuité
choisit la vie le vrai le rêve tenace
ce qu’un citoyen ordinaire
peut faire
ce qu’un coup de vent en plein visage
peut faire
ensemble on regarde l’île
dans notre champ de vision
les amitiés nouvelles apaisent
d’abord ce goéland qui a soutenu notre regard
sa sagesse dinosaure comme un défi
puis les yeux sourires de Natalie
et ceux d’Éloi toujours levés
à chercher peut-être le fond des choses
Kateri qui devient lumière
amarres tendues entre ses rives et l’horizon
son regard se souvient du jamais vu
dans les yeux de Laurence la fierté d’une famille
où nicher maintenant en cohérence
et Hanna débordante jusque dans les yeux
tu te souviens de l’amour qui t’a menée ici
tu le ramèneras chez toi
on le ramènera chez nous
on sèmera à tout vent
des petites îles aux Pommes
sans essayer de contenir
toutes nos teintes de bleues
Rose Gagnon-Yelle




1,9 km de long.
160 m de large.
23,53 hectares de superficie.
Une des plus belles choses qui peut exister sur terre : une réserve naturelle.
Une réserve conçue, entretenue, protégée par son gardien humain, Gaston Déry. Un lieu qu’il comprend de l’intérieur, comme nul autre.
Il n’y a pas de pommes sur l’Île aux Pommes. Il n’y en a jamais eu. Il y avait des petites baies, des « petites pommes de terre », des airelles.
Comme l’a dit Roldophe Lasnes, écrivain voyageur, invité pour échanger avec nous autour des écritures insulaires : on dirait un grand bateau de pierre au milieu de l’estuaire moyen.
La surface de l’île, comme un épiderme, a été pensée et restaurée pour favoriser la biodiversité, la faune aviaire. Grâce aux arbustes – framboisiers, groseilliers, rosiers – elle abrite les eiders, fragiles, la deuxième plus grande colonie de l’estuaire. Y séjournent des centaines d’oiseaux migrateurs.
Les petites mouettes tridactyles, si douces, avec leurs poussins.
Des hirondelles bicolores de mer, les plus amicales qu’on a jamais observées.
Cette île est infiniment maternelle, protectrice.

Et elle peut l’être parce qu’on a veillé sur elle avec tendresse, émerveillement.
Elle est la preuve de ce que l’amour d’un lieu peut faire de meilleur en ce monde : le sauver.
Elle est la preuve vivante que « la beauté peut sauver le monde » (comme l’écrivait notre cher Dostoïevski).
Et parce que c’est une île, un territoire isolé et délimité, on peut vraiment observer les effets des actions bénéfiques des humains pour la biodiversité.
Ça nous rentre dedans : tout n’est pas vain.
»
Elle est la preuve vivante que
« la beauté peut sauver le monde ».
»
Être, physiquement, en chair et en os, sur l’Île aux Pommes, c’est ressentir toute la vérité du terrain, l’exigence physique de la mission : il fait froid, humide, on gèle. C’est juillet, et, en pleine canicule dans le Centre-du-Québec, on a fait un peu de déni en emportant des camisoles. On regrette la doudoune laissée à la maison, on bénit le suit Helly Hansen. On rêvait d’être dehors : on est dehors. Vraiment loin du bureau, exposée. On n’est pas devant son ordi, devant les données, on est là, dans un corps-à-corps avec le territoire. Et le corps parle, il est narratif si on s’arrête pour l’écouter, de l’intérieur. Des fois, on se dit qu’on aurait tellement dû l’écouter davantage. L’île parle elle aussi. Elle parle vie, elle parle oiseaux, elle parle soin, elle parle ravage quand les goélands marins foncent sur les poussins eiders pour les dévorer. Comme ailleurs, elle parle plastique. Et le pire, ce sont les innombrables billes de polystyrène en train de se fragmenter qui s’incrustent entre les stries de la roche. Et celles-là, c’est quasiment impossible de les ramasser !




À la fin de la journée, on retrouve la joie qu’on ressent après les nettoyages, la joie de laisser un lieu en meilleur état qu’on l’a trouvé, la joie de participer, ne serait-ce qu’un peu, à sa beauté.
Au couchant, on grimpe retrouver celles qui se sont installées sur les corniches rocheuses face à l’embouchure du Saguenay. La micro-fête se déploie l’espace de quelques brefs instants partagés : les autres, la musique, le chant, le sentiment des lieux, la chance d’être là. Le soleil revenu a, lui aussi, un air d’espoir. Rose au ciel. Comme pour nous emporter.
Kateri Lemmens

