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Gyres, tourbillons et zones impossibles

Le Vanamo
Carnet de bord 04 - Partie 1

Mis en ligne le 2 août 2024

Recueil de fragments co-écrit par Chloé LaDuchesse, Kateri Lemmens, Camille Deslauriers, Rose Gagnon-Yelle

L’équipage de l’Expédition Bleue, plus intersectoriel que jamais, repart à l’aventure. Pendant 18 jours, l’élégant voilier Vanamo traversera le parc marin Saguenay–Saint-Laurent. Il s’arrêtera dans quatre régions terrestres du Québec pour documenter la pollution plastique à plusieurs échelles.

 

Suivez pendant 18 jours les réflexions, microrécits et cartes postales laissés dans nos sillages.

Bienvenue à bord!

Gyres, tourbillons et zones impossibles

Gyre: Un gyre océanique (gyre : du grec « rotation ») est un gigantesque tourbillon d'eau océanique formé d'un ensemble de courants marins. Ces vortex sont provoqués par la force de Coriolis.

Il suffirait de quelques degrés pour asphyxier la mer.

 

Nous sommes quatorze. Il arrive que nous nous marchions sur les pieds. Il a oublié son manteau dans le véhicule récréatif; elle aimerait faire une sieste mais sa couchette, le jour, est une table à manger; elle cherche son chargeur d’ordinateur, son do dièse, le mot qui lui titille le bout de la langue, la raison de sa langueur; il cherche à recueillir les observations des membres de l’expédition, à quantifier les microplastiques, à s’enlever une écharde du doigt. Il a chaud, elle a les pieds mouillés, on a trop mangé, on se précipite sur le pont pour voir les bélugas pendant qu’il ou elle rappelle l’importance de porter sa veste de flottaison. On tourne comme des derviches, comme des gyres océaniques, comme des girouettes. Parfois on a l’impression de manquer d’air tant les jours sont pleins. On aimerait se creuser un petit coin à soi, une anfractuosité, fermer ses écoutilles et n’entendre plus le groupe qui dit: viens faire vibrer la ruche!

 

Dix-huit jours durant, nous mettons en commun nos idées, nos expertises, notre énergie créatrice pour documenter la pollution plastique. 

 

Dans le tourbillon des voix, il arrive que l’on se sente dépassé·es par l’ampleur des ressources mises à contribution pour faire advenir ce projet.

 

Sauf qu’il suffirait de quelques degrés pour rompre l’équilibre.

 

C’est Valérie, de Parcs Canada, qui met en lumière la fragilité de la vie qui jaillit devant nos yeux. On devrait être nombreux·ses à l’écouter parler de Pointe-Noire, mais le maelstrom quotidien nous a jeté·es dans différentes arènes : rencontre avec le maire, nettoyage de la plage, préparation du repas, corvée de vidanges et de courses, production de matériel visuel pour les réseaux sociaux…

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C’est à quatre degrés Celsius que l’eau peut contenir un maximum d’oxygène. Ça, c’est la température de l’eau salée de l’Atlantique qui pénètre dans le Saint-Laurent par le chenal Laurentien, créant une rivière distincte sous le fleuve. À la tête du chenal, là où se déverse la rivière Saguenay, l’eau froide qu’apportent les marées est forcée vers la surface par le haut-fond, et vient nourrir de nutriments et d’oxygène le phytoplancton, base de la chaîne alimentaire marine. Même quand le fleuve est d’huile, le clapotis révèle l’emplacement du cœur de cet écosystème inouï.

 

Voilà ce qui attire les baleines, les poissons, les oiseaux : un grand brassage de ressources, des conditions optimales pour reconduire la vie. Puis entre en scène l’activité humaine, son vacarme, sa pollution, sa courte vue. Quelqu’un est de trop dans l’équation.

 

Chez les humains comme dans la nature, plus le buffet est riche, plus la tablée est joyeuse — même s’il arrive qu’on se marche sur les pieds.

Chloé LaDuchesse

La Ditch - Notes pour l’usage des toilettes

 

Pendant l’atelier d’écriture avec Antoine Desjardins, on explore le ruisseau Saint-Catherine. On n’en finit pas d’être émerveillée par tout ce qui se révèle de l’art d’un écrivain pendant un atelier d’écriture. Ce qui se donne, et ce qui, caché au cœur du don, hante, tenaille, les zones impossibles, les manœuvres qu’il faudrait faire, ce qu’il faut traverser pour y arriver. On se tient parfois empêché devant l’œuvre comme devant la plage de la baie derrière une filée de chars échappés du traversier qui roulent à toute allure vers deux petites semaines de vacances. Comme si on n’allait jamais pouvoir y arriver. 

 

C’est Antoine qui nous parle de la ditch qui l’a tout de suite fasciné, attiré. Et rien que cela en dit tellement au sujet de l’écrivain qu’il est. On y va aussi juste parce que le soleil plombe et que c’est un peu plus à l’ombre. En apparence, c’est un adorable petit ruisseau qui coule doucement vers l’estuaire. Mais les premiers pas nous dévoilent tout autre chose. Près du petit stationnement caillouteux, il y a des ordures partout. Des lingettes de toilettes, des couches, des mégots, un peu plus loin, des emballages de paquets de biscuits, des restes de sacs de plastique de toutes sortes. Un pneu enfoui profondément dans la vase comme on en a trouvés en plongeant à l’embouchure de la Rivière Petit-Saguenay. On en reparle un peu plus tard, c’est fou, tout ce que les gens jettent dans les toilettes. Des tampons, des lingettes pour le cul, des serviettes sanitaires, toutes sortes de trucs en plastique dont on se demande comment quelqu’un peut penser que ça passe quand tu vas le flusher. Visiblement, ça passe. Ça passe, ça chemine, ça se ramasse partout. Combien de mètres fait la merde dans l’estuaire ? À quelle profondeur descendent les serviettes sanitaires dans les fonds marins ? Combien de kilomètres pour l’applicateur de tampon ? Est-ce que ça atteint le gyre au large d’Anticosti ou un des autres gyres de l’Atlantique pour former le vortex de plastique de la Mer des Sargasses ? 

Mais même quand on ne les voit plus, nos restes de plastique sont partout. Dans l’eau, dans le sol, dans les nuages, en Antarctique, dans nos fœtus. 

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On pense à Kundera, bien sûr : le kitsch, c’est la négation de la merde, vouloir l’accord sans faille, l’idylle, c’est la belle plage de la Baie Saint-Catherine. C’est ne vouloir ni voir ni écrire les égouts dans les ruisseaux ou les lieux où s’accumulent les ordures. 

 

Lors de la première Expédition bleue, on avait beaucoup discuté de l’effet des microplastiques sur nos corps, sur les corps des vivants. On sait que les microplastiques se lient aux contaminants, aux produits chimiques qui sont toxiques pour nos corps. Nous savons par exemple, à la suite d’études antérieures, nous explique Miguel Felismino, le doctorant en biologie travaillant en écotoxicologie qui nous accompagne, que les invertébrés ont des mécanismes de défense « coûteux » contre les microplastiques : lorsque les contaminants entrent dans leurs corps, des accumulations de globules blancs et d’autres cellules vont se créer tout autour de ces microplastiques (des granulocytoma). Une étude récente a d’ailleurs montré que la pollution des corps par les microplastiques est associée aux maladies inflammatoires non-transmissibles. En gros, nous faisons de nos corps des territoires contaminés, vulnérables. 

 

Pour une écrivaine, les déchets ont toujours une histoire. Dans la ditch du ruisseau Saint-Catherine, on dirait l’histoire dystopique d’une famille qui aurait fuit l’apocalypse ou des effondrements de terrain à toute vitesse. Pour y échapper. 

 

Sur la plage, juste avant l’atelier, on a croisé trois jeunes femmes en camper Volkswagen accompagnées d’un jeune chien-loup d’abord méfiant et qui a finalement décidé de devenir, pour un instant, notre meilleur ami. On a espéré qu’elles ne fuyaient rien. Ni apocalypse, ni violence, ni famille brisée, qu’elles étaient juste là, tranquilles, sereines, libres, dans la lenteur lumineuse d’un matin de juillet sur l’estuaire. On leur souhaite, en pensées, bonne route ou bon vent, c’est un peu pour celles qui viendront après nous qu’on fait tout cela.

 

Kateri Lemmens

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