4 têtes 8 mains
Carnet de bord de l'Expédition Bleue
Mis en ligne le 7 septembre 2022
Écrit par Camille Deslauriers & Erika Arsenault
À bord de l’impressionnant voilier Ecomaris, un équipage diversifié, mené par 7 femmes, dont certains issus de la communauté LGBTQ2+ et leurs acolytes participeront au projet qui parcourra le golfe du Saint-Laurent et ses rivages pendant près de trois semaines pour étudier et documenter la pollution plastique et témoigner des changements climatiques.
Durant le périple de 20 jours au coeur du golfe du Saint-Laurent, nous publierons une panoplie de carnets de bord, microrécits et cartes postales, le tout produit par l'équipe à bord du voilier.
Bienvenue à bord!
4 têtes 8 mains
Quand on est sur le pont, on a de nouveau cinq ans. On s’émerveille devant les phoques et les goélands, on applaudit les marsouins, on se lève la nuit pour s’émouvoir devant la bioluminescence. À table aussi, on redevient enfant : on prend des photos de soi une patte de crabe dans chaque main, on reprend du pain aux bananes-chia-chocolat et on crie que c’est déliciiiiiiieux, on goûte à tout même si on a toujours été difficile : du chili au tofu, du ceviche de tilapia aux poivrons et aux ananas, des croque-monsieur à la béchamel.
On écrit. On a enfin du temps pour écrire. On le jalouse, on le savoure comme un bonbon rare, précieux, interdit.
On parle avec l’équipage. On veut apprivoiser le lexique maritime : on aime apprendre des nouveaux mots. On comprend la différence entre « rouler » (de gauche à droite) et « tanguer » (de haut en bas), on découvre un nouveau sens au verbe « chasser » – un verbe qu’on n’aimait pas beaucoup et qui ressuscite parce que c’est l’ancre qui chasse les fonds sous-marins –, on se répète le mantra collectif à voix haute même si on déteste les répétitions et les rimes : pas de papier de toilette dans la toilette.
L’intimité se résume à notre couchette. Chacune existe dans un mètre de haut par deux mètres de long et, c’est étonnant, mais on se contente de ça. On est chaotique comme on ne l’a jamais été et pourtant, la Déesse sait qu’on est une reine du désordre, on panique parce qu’on a perdu sa brosse ou son shampoing sec, on se dit je vais finir le voyage avec des dreads, c’est certain, on s’imagine le visage de sa collègue historienne devant la nouvelle coiffure, c’est beau, c’est comme (hésitation) fou, qu’elle dirait sans doute, on cherche tout et on le retrouve aussitôt, son Vagisil, ses bobettes, sa brosse à dents, son onguent contre l’eczéma, son téléphone cellulaire, on porte la seule jupe qu’on a négociée dans son sac pendant plusieurs jours consécutifs, on met des leggings devant tout le monde et ailleurs que dans son salon, c’est une première, qu’on avoue en riant.
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On écrit. On a enfin du temps pour écrire. On le jalouse, on le savoure comme un bonbon rare, précieux, interdit.
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On partage son bureau – la table de cuisine – avec tout le monde. On constate qu’on enseigne toutes les deux en création littéraire à l’UQAR et on s’aperçoit qu’on n’a jamais écrit ensemble ni jamais réécrit en live avec nos étudiantes, on songe à intégrer cela dans ses pratiques pédagogiques, ça s’appelle la modélisation.
On découvre la réécriture à quatre têtes et à huit mains et c’est fantastique.
- Camille Deslauriers
C’est rassurant. On se comprend. Nos têtes penseuses, nos regards fixés dans le vide. On veut tout dire en même temps.
Bon, j’étais rendue où dans ma tête
Anne-Marie a créé un réseau de femmes sensibles à l’état de la planète. On retrouve espoir à voir une telle solidarité féminine. Baleine à fanons ou baleine à dents? Nageoire dorsale ou aileron? On se questionne, on s’intéresse. L’écoféminisme prend tout son sens autour de la table. On se rapproche des écosystèmes et plus on se rapproche, plus on les comprend, le ciel dans les cheveux et le sel sur la peau, on se sent devenir la mer. Le golfe devient une maison avec laquelle on doit coopérer pour survivre. L’immersion est complète dans cette eau trop loin de toutes ces villes québécoises, mais trop près de l’Océan Atlantique pour l’ignorer. On se demande combien. Combien de plastique pour suffire à nos corps? Combien de plastique pour répondre à ce qu’on attend de nous?
Essoufflées, on se comprend. Les baumes à lèvre, les pinces à cheveux, les divas cups et les débalancements hormonaux. On court après notre routine pêle-mêle dans les salles de bain partagées à seize.
On se dit souvent qu’on se trouve belles et on rit. Si loin de tout, le continent, la société, ce qu’on attend de nos corps ici est différent.
- Erika Arsenault