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Carnet de bord 03

Grenouilles, poils de bourdon, siphon de mye et vertèbre d’oiseau

Les îles Pèlerin
47°44'25.9"N 69°42'33.0"W

Mis en ligne le 3 juillet 2025

Texte par Chloé LaDuchesse, Camille Deslauriers et Rose Gagnon-Yelle,

L’Expédition Bleue revient pour un troisième et dernier chapitre dans le Saint-Laurent. L’équipe fait les choses en grand avec sa flottille composée des voiliers Vanamo et Bleuet et son équipe interdisciplinaire composée à 75% de femmes. Les volets scientifique, littéraire et documentaire sont de retour et s’enrichissent du regard de chercheuses en écotoxicologie marine, en communication, en éthique et en archéologie. 


Les deux voiliers voyageront pendant 18 jours dans les îles de l’estuaire du Saint-Laurent, de l’eau douce de l’Île d’Orléans à l’eau salée de l’Île Saint-Barnabé. Suivez leur mission de recherche en direct à travers les carnets de bord, les cartes postales poétiques et les réflexions qui paraitront en ligne au fil de l’expédition.


Bienvenue à bord!

Grenouilles, poils de bourdon, siphon de mye et vertèbre d’oiseau

Ce que l’on aime
 

On les appelle « les grenouilles ». En combinaison isothermique, palmes aux pieds, masque et tuba au visage, elles et ils plongent pour collecter des myes, des moules et des oursins. À la fin de l’Expédition Bleue 3.0, dix sites auront été visités par nos apnéistes; leur récolte prendra la route vers l’Université McGill, où des analyses révéleront la présence de plastique dans l’organisme de ces invertébrés.


En attendant, on les regarde s’éloigner des bateaux en zodiac avec envie ou, quand il fait mauvais, avec soulagement. On se demande si on serait capable de faire comme eux : contrôler sa respiration, gérer la réponse d’immersion, relaxer, écouter son corps. Se dépasser, mais pas trop, parce que les risques sont concrets. Et pourtant, plus on discute avec les experts, plus l’apnée nous semble une porte ouverte sur un territoire enchanté.


Vue de la surface, l’eau des lacs et des rivières du Québec semble sombre, presque opaque. Pour encore trop de concitoyen·nes, jeter ses déchets dans l’eau demeure l’équivalent de les faire disparaître, puisqu’ils ne sont plus visibles. Lors des nettoyages de berges, ils s’étonnent : vous avez trouvé tout ça? Oui, tous ces rebuts, et tellement, tellement de vie. On dit : on protège ce que l’on aime; or pour aimer, il faut d’abord connaître. Notre méconnaissance des milieux subaquatiques est criante. L’émerveillement dont on se prive est inouï.


L’apnée ne nécessite pas autant de matériel que la plongée sous-marine; elle invite aux mouvements souples, à la fluidité, car c’est le coup de palme, et non les poids, qui permet aux grenouilles d’atteindre le fond. Et on se prend au jeu, le même que celui auquel se prêtent les enfants dans la piscine : trouver, puis rapporter les trésors du jour.


Il y a l’art, il y a la science, et il y a cette chose entre les deux qu’on nommera présence ou attention, cette position d’écoute qui permet d’entrer en résonance avec le monde, avec les autres et avec soi-même. L’apnée, c’est la corde qui vibre à peine, la flamme qui vacille et qu’on protège, parce qu’on l’aime.
 

Chloé LaDuchesse

Avec la participation de François Leduc, apnéiste et fondateur d’ApneaCity, et de Guillaume Shea-Blais, apnéiste et directeur de la photographie

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“La mye possède deux siphons largement extensibles qui sont situés du côté postérieur de la coquille [...]. Les siphons sont soudés et recouverts d’une membrane protectrice. Le plus gros des deux siphons, le siphon inhalant, sert à aspirer l’eau et les particules qu’elle contient tandis que le plus petit, le siphon exhalant, sert à expulser l’eau, les fèces et les gamètes lors de la reproduction [...]. À l’opposé des siphons se trouve un organe musculaire, le pied, qui assure une certaine locomotion et permet à la mye de s’enfouir dans le substrat.” (Merinov, 2021)

Poils de bourdon, siphon de mye et vertèbre d’oiseau
 

Pendant l’Expédition Bleue, on navigue, on mange, on rit, on discute et on travaille en compagnie de collègues de divers domaines dont on ne connaissait presque pas les recherches ou la recherche-création, avant de larguer les amarres.
 

On est fières : pour la troisième fois, la mission est portée par des chercheuses accompagnées de leurs étudiantes.

Elles constituent 80 % de l’équipage.
 
Chacune est intriguée par les protocoles et les données des autres.

Sur L’Isle-aux-Grues, Natalie, spécialiste en performances et multimédia, anime un atelier d’écoute polysensorielle du lieu. Dans cette réserve naturelle où Jean Paul Riopelle a peint ses dernières toiles, elle nous invite à redécouvrir certains éléments naturels par le sens du toucher, comme le font spontanément les enfants. Polypores, roches, bouts de bois flotté, morceaux d’écorce, coquillages et plumes passent de main en main. On redevient une fillette et on palpe. On ferme les paupières afin de mieux se concentrer sur les autres sens que la vue. On essaie de mettre des mots sur les formes et les textures. Lisse, granuleuse, douce, fibreuse, homogène, rugueuse, dure, crayeuse, aqueuse, effilée : la variété des matières nous surprend. La branche de bouleau nous rappelle les étés de camping en famille dans les parcs nationaux et les feux de camp des soirs d’enfance. On réentend l’harmonica de papa, on voit encore le sourire de maman, on plonge de nouveau la main dans le sac de guimauves. On s’en souvient. C’est spongieux, un peu farineux et collant. En chœur avec sa sœur cadette, on suppliait d’en griller encore une, une dernière, c’est promis, s’il-te-plaît-s’il-te-plaît-s’il-te-plaît-maman.
 
On oublie les consignes. On oublie les collègues. On prend des notes et des notes dans son carnet. On effectue des recherches sur Jean Paul Riopelle. En deux clics sur le cellulaire, on se perd dans les blancs, les jaunes, les gris et les ocres des Oies-tempêtes et du Soufflé d’oies. Quelques jours avant l’expédition, avec Anne-Marie, Viridiana et Laurence, il y avait tant de choses à penser qu’on a eu l’impression d’être une chimère à plusieurs têtes au bout d’un même cou de palmipède.
 
De retour sur le voilier, on découvre que Natalie a enregistré des images en ajoutant un objectif macro sur son cellulaire. Sa vidéo nous invite à pénétrer la corolle d’un églantier dans le sillage d’un bourdon, comme si on était sur son dos. On peut presque toucher les pétales soyeux et le velours des poils jaunes et noirs du pollinisateur. On est émerveillées. On butine avec l’insecte. On imagine le goût du pollen. Un nectar sucré, un peu astringent, acidulé, poudreux sur les étamines. Encore un peu et on s’envolerait jusqu’au mât du Bleuet.

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On papillonne d’une chercheuse à l’autre. 

 

On questionne maintenant Anne-Marie, qui, entre autres tâches, pêche des moules, des myes et des oursins en apnée. Entre les îles de Kamouraska, le courant était trop fort. Elle a dû se rabattre sur ce qu’elle a trouvé à marée basse, sur l’île aux Corneilles. Il a fallu creuser dans le sable pour déterrer les myes. Les moules se cachaient au fond de petites piscines d’eau saumâtre, sous le fucus. Quand Anne-Marie collecte des invertébrés, elle accumule les spécimens dans un sac en filet qu’elle ramène ensuite sur le bateau. Cette fois, ils sont minuscules. Le protocole pour les conserver ressemble à ceci : d’abord, on place une règle à côté de l’individu. On photographie ce premier couple, et ainsi de suite pour tous les autres, ce qui permet de mesurer chacun des spécimens et de noter ses dimensions. Ensuite, on les enveloppe respectivement dans du papier d’aluminium. On improvise une étiquette. Papier collant, feutre indélébile. Sur la première papillote, on peut lire : muss_1_a. On glisse le mollusque ainsi emballé dans un sac de plastique sur lequel on identifie de nouveau le condamné. Il agonisera avec ses pairs, au congélateur. Funeste destin. Se sacrifier pour la science. « Condamné, agoniser, funeste, destin, sacrifier ». Ces termes indiquent-ils qu’on tanguerait vers le pathocentrisme ? Il conviendra de vérifier auprès de Dany, notre collègue qui s’intéresse aux éthiques de l’environnement. 


On se figure qu’on est une mye et on manque d’air. Cauchemar d’invertébré. À la place du bivalve, on se défendrait en crachant, c’est certain. Hop, on chargerait son « siphon exhalant ». On expulserait les fèces, l’eau saumâtre et les gamètes. Et pssschuiiiiittt au visage de la géante.

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Quelqu’un crie : botte à la mer, botte à la mer ! Pendant la mission, quand la houle s’accentue, on ne pêche pas que des oursins, des moules et des myes. On a dû rescaper une des bottes de pluie de Guillaume. La gauche. Intrépide, elle pensait enfin concrétiser son fantasme : devenir barque de caoutchouc. 

 

Elle s’était enfuie avec une chaussette. On aurait dû les laisser s’échouer sur les berges d’une île de l’estuaire du Saint-Laurent. Elles se seraient transformées en artefacts. Dans 50 ans, elles auraient pu devenir des objets d’études si elles avaient été trouvées par une archéologue comme Marijo.

 

Entre le pouce et l’index, délicatement, pendant qu’elle nous explique la nature de ses collectes, Marijo tourne une vertèbre d’oiseau. On sent tout le respect qu’elle voue à l’écofact. Aujourd’hui, elle s’est baladée sur la plage, à l’île aux Corneilles, pour chercher des déchets qui s’avéreraient potentiellement des vestiges archéologiques. Elle a trouvé divers objets anthropiques – c’est-à-dire qui sont relatifs à l’être humain, précise-t-elle. Vieil emballage bleu pâle; morceau de plastique blanc, pointu, très rigide; éclat de plastique rouge avec des indications – elle ne peut déduire à quoi ces dernières servaient. Certains items rapportés constituent des artefacts typiques. Par exemple, ce fond de bouteille vert clair. Étant donné l’épaisseur et les angles droits des parois, il aurait pu être moulé, mais il n’y a pas de trace de moulage. C’est un détail, mais Marijo mentionne qu’il est particulièrement intéressant. L’objet a vraiment la forme typique des bouteilles de médicaments ou d’huile qu’on voyait au 19e siècle. Il ne faut pas s’emballer tout de suite, l’objet pourrait être récent. Certaines formes subsistent pendant 50, 60 ans. Marijo a aussi trouvé de la céramique. Fine, avec une glaçure blanche, assez difficile à dater. Il ne faut pas se fier aux marques ni aux encoches : ce n’est pas parce qu’un artefact a l’air abîmé qu’il est plus vieux. Il y a aussi cette agate de verre poli. Pour avoir cet aspect-là, ça fait un bon moment qu’elle a voyagé dans l’eau. À la lumière de l’épaisseur, il s’agit probablement d’un fond de bouteille de vin, parce qu’on peut imaginer le cercle et le compléter. Comme éblouie, elle précise que cet autre morceau de verre plus coupant est vraiment digne d’intérêt. Il comporte des indications. Un chiffre, une mesure : 40 onces. On distingue aussi une flèche qui monte. C’est moulé dans la vitre, ça vient probablement d’un contenant qu’on pouvait remplir et qui servait à doser quelque chose. 

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Satisfaite, Marijo referme le Ziploc dans lequel repose sa collection et elle sourit. Elle ajoute que ces trouvailles ne sont pas nécessairement extraordinaires, d’un point de vue archéologique, mais elles donnent le coup d’envoi à son travail sur le terrain.
 
On prend des photos. On aime particulièrement la vertèbre d’oiseau. On questionne la chercheuse : pourquoi ramasser des os ? On apprend que les archéologues conservent toujours les ossements qu’ils trouvent sur le terrain. Leurs couleurs révèlent entre autres si les animaux ont été cuits ou bouillis. Quand ils comportent des traces de dents, on peut déduire s’ils ont été mâchouillés ou cassés, si l’animal a été la proie de rongeurs ou la victime de plus grands carnivores. On appelle ça des traces taphonomiques. Ça relève de la zooarchéologie. 
 
Marijo ouvre son cahier, tourne une page. Déjà de retour dans ses notes. À leur arrivée dans les voiliers, tous les membres de l’équipage ont reçu un carnet identique, à l’effigie de l’Expédition Bleue. 

On se demande souvent ce que les autres écrivent. 

Personne ne se doute que les données littéraires – des mots tirés des entrevues qu’on a menées avec les chercheuses – deviendront une entrée de blogue coiffée d’un titre tel Grenouilles, poils de bourdon, siphon de mye et vertèbre d’oiseau.
 

Camille Deslauriers 
 

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Durant l’Expédition Bleue, on se retrouve parfois dans une sous-équipe surprenante, une créature à plusieurs têtes, un blob, une hydre du Saint-Laurent. Une géographe, un documentariste, une photographe et une poète emballent joyeusement des myes et des moules en buvant leur café sur la plage du Vanamo. Ces missions du quotidien peuvent sembler anecdotiques ou pratiques, mais elles affectent profondément l’expérience que chacune tire de l’expédition.


Pour Laurence, coordonnatrice à la pollution plastique de l’Organisation Bleue, le contact avec les créatrices littéraires est une rare occasion de visibiliser la recherche scientifique. Dans la vraie vie, le travail de son équipe passe souvent sous le radar. Ici, elle collabore avec des gens qui cherchent et qui trouvent les mots justes, des reines pour transmettre les savoirs, les réalités et les enjeux.


Maximilien, co-réalisateur, reconnaît aussi la chance qu’il a de baigner dans une équipe aux missions multiples. Au fil des projets de l’Organisation Bleue, sa passion du cinéma s’arrime enfin avec ses valeurs écologiques. Il a un rôle concret à jouer, une façon inédite de donner un sens à son métier. Entre les prises vidéo, les sorties de drones aériens et les entrevues, il assiste les plongeurs avec Fifish, le drone sous-marin, participe aux collectes de déchets et prend des photos argentiques pour le plaisir. On participe à l’Expédition avec l’entièreté de notre personne, sans être définies par notre discipline et notre titre. 


Sur le pont du Bleuet, Maximilien demande c’est quoi déjà le nombre de pieds dans un haïku? On répond et chacun se replonge dans son cahier. Cassandra, étudiante en biologie marine, a commencé à tenir un carnet créatif pour documenter son expédition. Et Guillaume, le directeur photo, vient d’esquisser un portrait d’Éloi, l’un des capitaines, qui s’est donné le défi de composer à la guitare une chanson à l’image de notre groupe. L’envie de créer percole doucement à travers l’équipage. Une douce ébullition de travail et de plaisir sert de trame de fond pour qu’émerge la créativité. Personne n’en sort indemne : il est difficile, lorsqu’on est immergées dans de tels paysages et en bonne compagnie, de rester indifférentes et de ne pas créer.


Si les artistes à bord assistent les scientifiques et se nourrissent de leur connaissance précise du territoire, la réciproque est aussi vraie. L’équipe est animée d’une curiosité mutuelle qui donne sans cesse lieu à des croisements entre les disciplines. Ces incursions dans l’univers de la création sont aussi naturelles que courageuses. Des gens qui ont l’habitude des formes de travail dites objectives se permettent la sensibilité. On réalise qu’au final, même si on voit notre expérience commune à travers les lentilles de nos disciplines respectives, on la vit nécessairement par une humanité qui est collective. 

 

Rose Gagnon-Yelle
 

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